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Brooklyn, New York
De l’autre côté de l’East River, devant un hôpital de Brooklyn, les quatre veuves attendaient patiemment dans le grand camion blanc.
Ce soir, c’était une nouveauté : une sortie. Elles avaient reçu en début de journée le coup de fil d’une personne qui leur demandait de la retrouver devant l’hôpital au lieu du local où se déroulait habituellement la séance de thérapie de groupe. Elles avaient trouvé cette idée excellente. Cela les changerait de cette salle trop éclairée qui sentait le désinfectant.
Et cela les distrairait de la tragédie des chevaux.
Elles avaient toutes réagi différemment à ce massacre insensé, mais aucune ne pouvait l’oublier. Les symboles acquièrent une vie propre, et, quand quelqu’un anéantit l’incarnation d’un être cher disparu, c’est presque comme le perdre à nouveau. Et, cette fois encore, la ville avait partagé leur chagrin.
Pourquoi avoir abattu ces pauvres bêtes ? Il n’y avait aucun mobile financier. Uniquement des victimes, aucun bénéficiaire.
La destination de leur sortie ne leur avait pas été révélée, mais certaines des veuves pensaient que cela avait un rapport avec les écuries de la police montée. Pour leur psychologue, il fallait affronter le chagrin les yeux dans les yeux. Quand vous l’aurez vu en face, leur avait-il dit, vous serez capables de le ramener à sa juste mesure.
Certaines lui auraient bien collé autre chose en pleine face…
Cependant, sa technique semblait porter ses fruits. Et, du coup, elles lui faisaient confiance. Et c’est pour cela qu’elles attendaient patiemment qu’il les rejoigne dans la camionnette.
Au bout d’un moment, un homme mince – bien mis, sans trait particulier – monta sur le siège du conducteur et se retourna vers elles avec un grand sourire.
— Bonsoir, mesdames. Je suis Ken Martin, votre chauffeur. Le Dr Haut m’a demandé de vous conduire sur place, il nous retrouve là-bas. Vous êtes prêtes ? Des questions ?
Non, elles n’en avaient pas. Elles devinaient ce que leur réservait le Dr Haut. Elles se préparaient à foncer tête baissée vers leur chagrin, une fois de plus. Aucune n’avait envie de voir les écuries ni les plaques qui leur rappelleraient leurs époux. Mais si cela devait les réconforter au final…
— Très bien, dit Martin, que le FBI connaissait sous le nom de Sqweegel, en mettant le contact.
— Je ne voulais pas l’argent, dit Franks. Je lui ai dit que ça ne m’avait jamais intéressé.
— Quel argent ? répéta Dark.
Franks le regarda et poussa un soupir.
— Après le 11 Septembre, j’ai été envoyé par mon capitaine avec quelques camarades pour parler aux femmes qui avaient perdu leurs maris. Ça partait d’un bon sentiment. Pour certaines, ça leur a permis de trouver la paix. Pour d’autres, ça a été un supplice pendant six mois. Et certains d’entre nous ont…
— Trouvé une épouse, acheva Dark.
— Oui.
— Vous étiez marié, à l’époque ?
— Oui. Deux gosses. Le mariage, c’est dur, surtout dans notre métier. On a une femme qui ne comprend pas ce qu’implique le boulot, et on est baisé, quoi qu’on fasse. On ne peut forcer personne à être heureux. Alors imaginez trouver quelqu’un qui veut connaître de nouveau le bonheur. Qui pourrait vous rendre heureux aussi. C’était Barbara et moi.
— Et l’argent ?
— Beaucoup des veuves du 11 Septembre ont touché une assurance vie. 1 million de dollars. C’est donc encore plus dur de refuser une nouvelle vie quand l’ancienne est nulle et qu’on passe son temps à essayer de joindre les deux bouts, voyez.
Une autre pièce du puzzle se mit en place pour Dark. Encore la rectitude morale. Sqweegel ne jugeait pas la police ou les pompiers. C’était sur l’institution du mariage qu’il émettait son jugement.
— Je sais de quoi vous parlez, dit Dark.
Il sortit de sa poche la liste des veuves qu’il avait imprimée et la montra à Franks.
— Vous les connaissez ?
— Oui, je les connais. Ce sont des amies de Barbara. Elles sont membres d’un groupe de parole.
Prononcer le prénom de sa femme le mit au bord des larmes. Dark avait besoin qu’il tienne le coup encore un moment. Ensuite, il aurait tout le temps nécessaire pour réfléchir.
— Nous devons les appeler, tout de suite.